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« Lors
de la promulgation de la loi Gayssot, les victimes survivantes, les
orphelins étaient en notre mémoire, les abominations commises encore bien
vivantes. Avec la loi Taubira, on remonte à cinq ou six siècles, et avec
l'Arménie, à des crimes dans lesquels la France n'a aucune part. A quand la
Vendée ? A quand la Saint-Barthélemy ? A quand les Albigeois, les Cathares,
à quand les Croisades ? » [2]
« Le conseil d’administration de l’Association Liberté pour l’Histoire,
réuni le 29 février 2012 sous la présidence de M. Pierre Nora, se félicite
de la décision du Conseil constitutionnel jugeant contraire à la
Constitution « la loi visant à réprimer la contestation de l’existence de
génocides reconnus par la loi ». Il a pris acte de ce que, en France, il ne
revient pas au Parlement de légiférer sur l’Histoire. »[3]
Il semble que certains historiens non seulement n’aient pas encore compris
la spécificité du génocide mais aient contribué et continuent de contribuer
activement, en ce qui concerne le Génocide des Vendéens, au maintien de son
mémoricide : le fondateur René Rémond comme les signataires du mouvement
"Liberté pour l’Histoire" semblent être de ceux-là. Je tenterai dans ce
texte de montrer en quoi une telle position sur ce génocide atteint au plus
profond de leur présent les Vendéens héritiers de ce génocide.
En effet, dans son article « L’Histoire et la Loi » René Rémond écrit : « A
l’encontre de la pratique universelle qui disposait qu’après un certain
délai les fautes ne pouvaient plus faire l’objet de poursuites pénales et
qui interdisait même, sous peine de sanctions, d’évoquer le passé, notre
siècle a décidé d’abolir les effets du temps sur la mémoire pour une
certaine catégorie de crimes. L’oubli est interdit- il est même une faute ;
et se souvenir est devenu une exigence éthique et juridique… telles sont les
racines de ces lois qu’on nomme aujourd’hui mémorielles[4] et qui
concernent l’établissement de la vérité de l’Histoire…. Le crime contre
l’humanité avait été conçu pour des faits contemporains, qui passaient
l’entendement et dont l’horreur et l’ampleur ne relevaient d’aucune
catégorie juridique. Il qualifiait le présent immédiat, il ne concernait pas
le souvenir, ni la mémoire, ni le passé. Quant à la loi Gayssot elle avait
été conçue dans les circonstances très précises du négationnisme
faurissonien non contre les historiens, mais contre les militants de la
contrevérité historique. Avec l’extension de la loi Gayssot et la
généralisation de la notion de crime contre l’humanité, on est dans une
double dérive : la rétroactivité sans limite et la victimisation généralisée
du passé. »[5]
Or si, dans ce texte René Rémond parle bien de l’énormité du crime contre
l’humanité, comme d’un « crime qui passe l’entendement » il en parle
seulement comme s’il s’agissait d’une différence de degré et non de nature
avec les crimes « ordinaires ». C’est pourquoi, il ne semble, ni mesurer ni
prendre en compte les effets symboliques comme les effets psychiques que
produit ce crime spécifique aussi bien pour les individus que pour la
société à laquelle ils appartiennent.
De même qu’il semble ne pas comprendre que l’oubli n’est pas interdit mais
qu’il est rendu, dans le cas d’un génocide, impossible s’il n’est pas
reconnu. De surcroît, le temps n’en efface pas la mémoire mais bien au
contraire la renforce. Une mémoire qui devient alors d’autant plus
dévastatrice qu’elle maintient au présent les effets psychiques dévastateurs
du génocide. Ce qui est particulièrement clair dans le cas du génocide des
Vendéens. [6]
Un génocide ne s’inscrit pas dans l’Histoire mais rompt l’histoire. Il
désagrège le tissu symbolique du lien communautaire, éclate les repères de
temps et d’espace et c’est là que les caractères d’intemporalité et
d’imprescriptibilité apparaissent comme lui étant constitutif et prend tout
son sens. Sa nécessaire reconnaissance en devenant le corollaire
incontournable.
Déjà en 1956 Vladimir Jankelevitch dans son livre L’imprescriptible, à
propos du génocide des juifs dont sa famille fut victime - comparant le
génocide des Juifs à ce qu’il appelle globalement « des massacres » - dit
que ceux-ci ne peuvent aucunement être comparés au génocide des Juifs. « Ce
qui est arrivé dit-il, à propos du génocide des Juifs, est unique dans
l’Histoire et sans doute ne se reproduira jamais, car il n’en est pas
d’autres exemples depuis que le monde est monde » [7]. Comparer serait,
dit-il, alors purement du négationnisme et aurait uniquement pour but, en
banalisant le génocide des Juifs, de s’en « débarrasser » ; le génocide des
Juifs étant unique et incomparable parce qu’essentiellement issu de
l’antisémitisme et donc indissociable de celui-ci. Il ne le rapproche donc
d’autres génocides que pour nier leur caractère génocidaire. Ce à quoi il
s’applique dans les paragraphes suivants.
C’est ainsi que, pour lui, rapprocher les crimes de Staline de ceux
d’Hitler, ne se ferait que dans le but de permettre d’excuser ceux d’Hitler
et, dit-il en ironisant, « encore mieux : Hitler se serait inspiré du Sultan
( !) qui organisa, au début du siècle, l’odieux massacre des Arméniens. Si
les Juifs ont été exterminés c’est la faute d’Abdul-Hamid. Un éminent
historien a même écrit que les « Noyades de Nantes » sous la Terreur étaient
le véritable précédent d’Auschwitz et de Treblinka. Et il conclut par cette
phrase effrayante : » Il n’est donc arrivé aux Juifs rien que de très
ordinaire ». Traduire : les Noyades de Nantes et la Terreur n’étaient rien
que de très ordinaire. De même qu’il dira que « le massacre des Arméniens ne
fut qu’une flambée de violence » donc en rien comparable à la programmation
du génocide des Juifs. De
même encore que celui-ci n’a rien à voir avec « ces excès déplorables qui
font souvent le cortège des révolutions, et qui ne sont pourtant pas voulues
comme telles par le révolutionnaire : car le terrorisme est moins souvent
une intention expresse du révolutionnaire qu’une dégénérescence de la
révolution. »[8]
Il est cependant bien facile de dédouaner les génocidaires comme les
révolutionnaires de toute responsabilité en séparant radicalement le
génocide des Juifs comme seul génocide, de tous les autres crimes contre
l’humanité. Et Vladimir Jankelevitch de conclure qu’au lieu de poursuivre
les bourreaux nazis, «nos distingués casuistes» comme il appelle ceux qui
défendent la thèse de l’existence d’autres génocides «ont mieux à faire : il
faut absolument escamoter l’atroce génocide et trouver dans l’histoire
d’autres Auschwitz qui dilueront l’épouvante du vrai Auschwitz. Cette
inversion des mouvements les plus naturels du cœur et de la raison, je ne
puis l’appeler que perversité.»[9]Comme si
la recherche de tout autre crime contre l’humanité qui serait nommé génocide
ne pouvait provenir que d’une entreprise négationniste visant à banaliser le
génocide des Juifs.
On pourrait laisser de côté de telles paroles si elles n’étaient de Vladimir
Jankelevitch qui représente, par ailleurs, une figure essentielle de la
philosophie morale française et si en outre, elles ne rejoignaient pas des
propos de Liberté pour l’Histoire que tiennent certains historiens actuels
qui veulent réserver aux seuls crimes nazis l’imprescriptibilité et la
rétroactivité des crimes en même temps que l’appellation de génocide.
Nous retrouvons chez René Rémond les mêmes arguments que chez Vladimir
Jankelevitch lorsqu’il parle de l’application de la loi Gayssot au génocide
des Arméniens : « On perçoit le saut effectué de la loi Gayssot à la loi sur
le génocide arménien. …Si personne ne contestait que les Turcs avaient fait
mourir dans des conditions inhumaines des centaines de milliers d’hommes et
de femmes, était-ce bien par exécution d’une décision qui visait
expressément à exterminer jusqu’au dernier Arménien ? » Et il ajoute « En
outre, à qualifier l’événement de génocide, on banalisait le concept élaboré
à propos de la shoah, dont on diluait la spécificité et le caractère
exceptionnel. Cette deuxième loi mémorielle avait enfin pour conséquence
d’ouvrir une sorte de compétition entre les victimes. »
Ainsi nous voici revenus à la banalisation et même à la perversité que
dénonce Vladimir Jankelevitch lorsqu’il est question du génocide des
Arméniens. Et René Rémond d‘insister dans le post-scriptum de son texte
"L’Histoire et la Loi" : « Mais ne vient-on pas d’apprendre que le groupe
parlementaire socialiste à l’assemblée s’apprête à déposer une proposition
de loi prévoyant des sanctions pouvant aller jusqu’à cinq années
d’emprisonnement pour quiconque nierait le génocide arménien ? C’est aligner
celui-ci sur la shoah et lui étendre le bénéfice de la loi Gayssot. Les
politiques sont décidément incorrigibles : l’émotionnel l’emporte sur le
raisonnement.» Et encore d’insister, s’il en était besoin, à propos des lois
mémorielles « Les lois mémorielles ont été adoptées à partir de
considérations essentiellement électorales... Qui relèvent plus de l’émotion
que de la raison qui n’ont aucune légitimité scientifique et qui confondent
Mémoire et Histoire »[10]
Aux historiens seraient attribuées la raison, l’objectivité et…la vérité
tandis qu’aux politiques et aux autres reviendraient l’émotionnel et
l’affectif qui de plus ne peuvent être (par nature ?) que partisans et
mensongers. Peut-on dire ainsi et encore une fois, plus clairement que
seules les victimes de la shoah ont été victimes d’un génocide ?
Et René Rémond de poursuivre dans ce sens « La rétroactivité et
l’imprescriptibilité[11] que prévoyaient les jugements de Nuremberg, puis la
loi de 1964 comme la loi Gayssot qui s’y réfère, étaient limitées à la
période des crimes nazis. On ne remontait en arrière que de cinq ou six
ans….en quelques années, on est passé d’une rétroactivité de six ans à une
rétroactivité de six siècles. » C’est ainsi qu’ajoute t-il « le « génocide »
vendéen attend sa reconnaissance officielle. »[12] Et, là encore, comme dans
le texte de Vladimir Jankelevitch, il est question d’un génocide vendéen
mais
toujours comme repoussoir à l’extrême de l’inenvisageable et comme exprimant
le comble de la revendication abusive, injustifiée, absurde. Mais pourquoi
alors éprouver le besoin de le nommer ?
Et si toutes ces argumentations avaient pour objectif de faire que la
question de l’existence du génocide des Vendéens ne puisse même pas être
envisagée, c’est-à-dire qu’il fasse en ce cas l’objet constant d’un
mémoricide répété ?
D’autre part, ne peut-on avancer que l’incompréhension et la résistance -
dont font preuve certains historiens à l’égard de la prise en compte de la
spécificité génocidaire, son impossible à penser - ne font-elles pas partie
des raisons de son repli sur le génocide des Juifs qui, en ce cas, s’il
était unique et seul de cette espèce monstrueuse, « débarrasserait » et
mettrait à l’abri le reste du monde et l’histoire de cet incommensurable
meurtre? Position qui, si l’on reprend en l’inversant les arguments de
Vladimir Jankelevitch, peut prendre alors paradoxalement le visage d’une
forme d’antisémitisme inconscient. C'est-à-dire une incapacité à penser les
particularités génocidaires dans ses conséquences psychiques atemporelles et
à envisager le génocide comme un mode d’autodestruction de notre humanité,
comme possible ouverture constante de l’humain au mal radical. Incapacité
qui conduirait à en faire un événement contraire à l’Histoire, ponctuel et
unique, réservé aux seuls Juifs, ce qui aurait pour corollaire pervers
l’exclusion radicale des Juifs d’une humanité commune. Mais n’est-ce pas
précisément ce en quoi consiste le projet génocidaire : éradiquer un groupe
humain de l’humaine condition ?
C’est encore cette méconnaissance ou ce refus d’intégrer l’existence du
génocidaire dans l’humain qui conduit certains historiens à des distorsions
comme à des procès d’intention à l’égard de ceux qui tentent de dévoiler
leur existence comme à l’égard de ceux qui tentent de trouver des réponses
pour les survivants en souffrance et à penser des modes de préventions dans
le domaine juridique. Cependant, précisons-le, il s’agirait alors d’un
nouveau Droit, nouveau Droit qui se construirait, dit Antoine Garapon,
« au-delà du Droit plutôt que contre le droit » En effet, poursuit-il « Si
l’on répare un préjudice, une identité niée demande à être reconstruite,
réaffirmée par un acte judiciaire à beaucoup d’égard inédit : la
reconnaissance. »[13] De son côté Jean Baptise Racine parle de la
reconnaissance comme « d’une sépulture morale »[14]. C’est ce nouveau Droit
qui serait donc chargé d’édicter une loi symbolique réparatrice qui
prendrait en
compte une éthique inséparable du concept d’humanité et mettrait en même
temps fin au mémoricide.
Mais revenons à ces procès d’intention, faits au nom de la vérité et de la
neutralité de l’Histoire dont les seuls dépositaires seraient les historiens
et qui consistent essentiellement à contrer les opinions adverses, à les
dénigrer et à les diffamer. « L’affaire commence à tourner mal quand
l’Histoire qui n’appartient à personne et consiste à faire du passé
l’affaire de tous, ne se voit plus écrite que sous la pression de groupes de
mémoire intéressés à faire prévaloir leur lecture particulière. S’amorce
alors un changement d’une toute autre nature, un basculement d’une toute
autre portée ; on passe d’une mémoire modeste, qui ne demande qu’à être
enfin reconnue, respectée, intégrée au grand registre de l’Histoire
collective et nationale, une mémoire essentiellement accusatrice et
destructrice de cette histoire. Imposant une interprétation générale et
tordue, impatiente de voir sa propre version officialisée et protégée par le
rempart de la loi républicaine. Et prête au nom de la souffrance et de la
vérité confondue, à imposer ses revendications par des moyens peu
scrupuleux : noyautage politique, chantage électoral, et, s’il le faut
menace physique et personnelle. S’agit-il encore de mémoire ? »[15]
Mais est-ce possible de disqualifier ainsi tout à la fois les mémoires et
les souffrances individuelles qui deviennent alors globalement suspectes et
sont jugées, par le corpus des historiens, fausses lorsqu’elles prétendent
et revendiquent leur inscription donc leur appartenance à une Histoire
collective ?
En effet, ce que nous dit Pierre Nora c’est que les revendications des
Vendéens qui ne seraient soutenues que par des mémoires individuelles, donc
subjectives, c’est-à-dire pour lui partisanes au sens péjoratif de ce mot,
ne sont pas, de son propre aveu, protégées par les lois de la république.
Elles n’ont de ce fait non seulement aucune valeur mais encore aucun droit à
l’existence car n’étant porteuses d’aucune vérité parce qu’elles se situent
hors le consensus d’une Histoire officielle. Ainsi le cercle vicieux
fonctionne à plein. Pas de reconnaissance pas de droit, pas de droit pas de
reconnaissance.
Mais n’est ce pas face à ce refus, à la fois de reconnaissance et
d’inscription dans le collectif, que ces revendications peuvent devenir,
mais peut-être et à ce moment là, à juste titre, accusatrices : puisque la
destructivité se trouve alors du côté du mémoricide qui exclut ces mémoires
et ces souffrances de leur appartenance au collectif national alors que ce
que demandent « ces mémoires individuelles » c’est précisément que ces
mémoires individuelles fassent partie, à partir de leur reconnaissance, de
l’Histoire de la nation dans laquelle ils vivent ?
Ainsi en l’état des choses, il est donc possible de nier le génocide des
Vendéens mais il n’est pas possible de penser son existence et encore moins
de réclamer sa reconnaissance. En effet, s’il n’y a pas eu de génocide
comment les actes issus de son déni pourraient-ils être sanctionnés puisque
c’est l’affirmation de son existence qui est réprimée, d’une répression qui
échappe à la loi. Ainsi est-ce celui qui pose l’existence du génocide qui se
trouve sans protection de la loi. Dés lors où se trouve la liberté de pensée
sinon du côté du retour de la violence génocidaire qu’exercent ceux qui
soutiennent ce mémoricide ?
Est-ce cette liberté-là que réclament les signataires de Liberté pour
l’Histoire ?
Ainsi l’idéologie qui sous-tend Liberté pour l’Histoire est que les
historiens seraient porteurs d’une pensée libre et indépendante et donc
garante de la vérité tandis que de leur coté les politiques mais aussi les
juristes et ceci malgré le soutien de certains citoyens ne pourraient être
que des falsificateurs de l’Histoire qui la distordraient à des fins
partisanes. C’est oublier que les historiens peuvent être, eux aussi,
assujettis à une histoire officielle qu’ils défendent à des fins
idéologiques, ce qui semble être le cas dans la question des génocides comme
nous l’avons souligné, et en particulier celui du génocide des Vendéens.
Tant il est vrai que la neutralité est un mythe et la vérité trop complexe
pour appartenir à un groupe et que l’histoire officielle est toujours
soumise et dépendante des tabous et des silences[16
qu’elle construit pour protéger l’image et les fondations de sa société.
Sans doute est-ce de cela dont il est question lorsque Reynald Secher écrit
sa thèse et ce pourquoi il deviendra la cible d’une mise à mort sociale
accompagnée de menaces de mort, de vol de manuscrit et de tentative de
corruption toutes attaques dont il témoigne dans son livre La désinformation
autour des guerres de Vendée et du génocide vendéen[17].
Attaques qui sont autant de preuves de la virulence toujours active et prête
à surgir non seulement en paroles mais en actes dès que la parole d’un
descendant de victimes tente de faire reconnaître ce dont ses ancêtres
furent les victimes.
Dés lors comme le dit Antoine Garapon « Si le premier défi que prétendent
relever les actions de demandes de réparation est de mettre un terme à des
injustices historiques, en premier lieu par la reconnaissance, en second
lieu - moins visible et souvent même inconnu de ceux-là mêmes qui les
intentent - par la réduction du sentiment d’éloignement de la cité politique
à laquelle ils appartiennent… Ce qui demande à être réparé, c’est un
bannissement, l’exclusion d’une communauté politique » qui produit « une
sorte d’exil politique » dira t-il plus loin, et «qui mine la citoyenneté
formelle. » [18]
En ce cas, de la part de la République, refuser de reconnaître avoir, au nom
de cette république, pratiqué un génocide, toujours légalisé, ne serait-ce
pas une des manières de maintenir les Vendéens dans cette exclusion de la
communauté ?
En effet, il semble qu’à cause de sa violente exclusion du champ de la
reconnaissance, le génocide des Vendéens soit le seul génocide dont les
victimes seraient non seulement désignées comme des coupables issus de ce
retournement pervers qu’opèrent les génocidaires mais se vivraient
obscurément elles-mêmes comme coupables puisque se revendiquer comme victime
équivaudrait à devenir ipso facto des ennemis de la République et des droits
de l’homme. Glissement qui les contraint à trouver refuge dans leur
attachement au catholicisme et au roi, attachement que l’on peut comprendre
si c’est la destitution de Dieu qui a rendu possible le génocide et
l’animalisation d’une créature qui, si elle n’était plus celle de Dieu,
basculait dans le néant.
Est-ce cela qui peut expliquer l’attachement désespéré des Vendéens à ce
Dieu seul capable de maintenir leur humanité à travers la restauration de la
mort en sanctifiant les génocidés comme enfants éternels de Dieu ?
D’où cet exemple de restauration et d’identification des victimes du
génocide par leur lien à Dieu dont parle Reynald Secher à propos du
scapulaire que chaque croyant accroche à sa poitrine en l’accompagnant de
son signe de croix. Les Vendéens manifesteraient ainsi, en actes et sur leur
corps la présence ou plutôt l’omniprésence des victimes du génocide dont il
leur est, au quotidien, impossible de se séparer. Ne pouvant, faute de
reconnaissance et de restauration de leur humanité, par une instance
extérieure tierce, que se réfugier dans un avant de leur destruction s’en
référant à Dieu et au roi pour lutter contre la disparition de leurs
ancêtres. Ainsi les maintiennent-ils, faute de tombes symboliques, au
présent à la fois en eux et en Dieu.
Nous retrouvons ici, la pertinence des propos d’Antoine Garapon, qui inscrit
avec les lois mémorielles les dimensions intemporelles et imprescriptibles
d’impunité. Dimensions qui permettent d’introduire comme leur corollaire
logique la rétroactivité pour les douleurs de l’Histoire qui ne passent pas.
Au regard de cela, il serait plus que temps d’abroger les lois de 1793 qui
légalisaient le génocide des Vendéens. Abrogation qui, en reconnaissant
l’existence d’un génocide des Vendéens, mettrait fin au mémoricide dont il
est l’objet depuis plus de 200 ans et que, à cette occasion, la suppression
des noms des généraux Turreau et Amey inscrits sur l’Arc de triomphe aille
de soi.
A ce sujet Jean-Baptiste Racine dit ceci : Ainsi y a-t-il dans l’émergence
de la notion juridique du crime contre l’humanité, ce qui révèle précisément
le passage progressif de la morale au droit. Cela confirme que le génocide
des Arméniens est bien le lieu de gestation du concept de crime contre
l’humanité, le moment où la notion s’est précisée, est sortie de la gangue
de la morale pour entrer dans le monde du droit … tout l’enjeu de la
répression du crime contre l’humanité est d’enjamber la souveraineté d’un
état pour sanctionner ses dirigeants … On passe des lois au crime où c’est
l’Humanité qui est victime »[19].
C’est ce que dit encore mais d’une autre manière Sevane Garibian lorsqu’elle
écrit : « Contrairement à ce que laisseraient penser certaines critiques, ce
n'est pas tant l'adoption d'un texte de loi visant à pénaliser la négation
du génocide des Arméniens sur le modèle de la loi Gayssot qui est difficile
avec les exigences d’une société démocratique. C’est la négation en tant que
telle. La négation comme atteinte à l’ordre public et plus fondamentalement
encore au droit, au respect de la dignité humaine dans sa portée
collective ; c’est-à-dire un droit qui exprime la solidarité entre les
humains et fonde le principe même de leur égalité. Un droit dont la
reconnaissance mérite protection. »
[20]
Ainsi les rapports et les liens entre histoire, droit, politique, et éthique
qui est le nouveau partenaire introduit, s’en trouvent bouleversés.
Il s’est donc produit au début du XXème siècle une ouverture liée à un
bouleversement des instances qui s’est opéré grâce à l’apparition du concept
de crime contre l’humanité puis de celui de génocide et à leur introduction
dans le Droit et le domaine politique qui, en introduisant la dimension
éthique, a entraîné la mise en question de la toute puissance de la
souveraineté et donc de l’impunité des états nations. Cette
internationalisation du Droit a, de ce fait, acquis un pouvoir supra
national, si difficile et contesté soit-il par ailleurs. Mais dont le
principe, en tout cas est devenu un acquis et introduit le fait qu’aucun
dirigeant sur la planète ne peut plus être sûr de son impunité en cas de
crime contre l’humanité.[21]
Le Droit est donc bien là nécessaire pour tracer une ligne de
démarcation entre l’humain et sa double transgression : celle du crime
contre l’humanité et celle de son déni. Il pose comme légitimes les
sanctions pour les coupables et comme nécessaires les réparations pour les
victimes et leurs descendants au regard des spécificités d’intemporalité et
d’imprescriptibilité qui sont liées à ces crimes et ceci malgré les énormes
difficultés et compromis incontournables que leur mise en œuvre entraîne.
C’est dire que les générations sont solidaires ; elles le sont dans la
transmission des valeurs mais aussi des douleurs qui appellent réponses
Autrement dit, il s’agit là d’un choix de société mais aussi d’un choix
politique qui nous renvoie à cette question : qu’implique l’apparition de
l’humanité désignée comme (possible) victime dans le champ juridique ?
Apparition qui nous renvoie, par ailleurs, directement à la déclaration des
droits de l’homme, là où furent, pour la première fois, explicitement
exprimés les droits de cette humanité. D’où le paradoxe de cette double
fondation par la Révolution française : celle des droits de l’homme mais
aussi celle des génocides. C’est dans leur caractère contemporain et dans
leur lien que réside la difficulté de les penser. Il n’est cependant pas
question de se servir de l’avènement des droits de l’homme pour exonérer les
crimes de la Terreur et de justifier les uns au nom des autres.
C’est pourquoi pour conclure, mais peut-être aussi pour renvoyer à la
lecture du livre de Reynald Secher et en mesurer tous les enjeux, nous
poserons cette ultime question : Comment la France traite-t-elle cette
« humanité victime » et quelles conséquences a ce mémoricide concernant le
génocide des Vendéens pour ses héritiers mais aussi, pour toutes les autres
humanités en souffrance qu’elle abrite sous son toit ?
Hélène Piralian – Simonyan
Philosophe et psychanalyste
[1] Ce texte se situe dans le prolongement de ma postface :
Le mémoricide : un crime toujours à l’œuvre ?du livre de Reynald Secher :
Vendée. Du génocide au mémoricide, éd du cerf, 2011, p.325-348.
[2] Le monde 11 octobre 2003.
[3] Communiqué de l’association Liberté pour l’Histoire.
[4] J’adopterai pour ma part la définition des lois
mémorielles telles que les définissent certains historiens qui ne partagent
pas ce point de vue et qui soulignent qu'avec ces lois il ne s'agit pas de
dicter l'Histoire mais de lutter contre l'idéologie de la négation. En cela,
le juge en appliquant la législation en vigueur n'intervient pas pour savoir
si ce que dit l'historien est vrai, mais si son travail et ses allégations
révèlent une intention de nuire.
[5] Rémond (René), « L’Histoire et la Loi » Etudes n°4046,
juin 2006.
[6] Voir à ce sujet le remarquable documentaire de Jean-Noël
Jeanneney et Pierre Beuchot « Contre l’oubli. Les traces des dictatures ».
Comment 35 ans après, l’Espagne, la Grèce et le Portugal ont été marqués par
les dictatures, à partir de la manière dont chaque pays a choisi de juger
ses bourreaux et les conséquences que cela a eues et a sur les victimes et
leurs héritiers.
[7] L’imprescriptible, op. cit., p.61.
[8] Habdul-hamid auteur des massacres de 1895 qui sera suivi
du génocide de 19150 dont le premier responsable est Talaat d’autre part il
ne sait rien de la programmation de ce génocide et je le soupçonne de ne pas
s’y être intéressé tant il était sûr qu’il ne pouvait être comparable au
génocide des Juifs.
[9] Jankelevitch (Vladimir) op., cit. p. 39. Il y a là, de la part de
Vladimir Jankelevitch, une méconnaissance de l’histoire qui confine à la
falsification en ce qu’il cède lui, là, à un mouvement passionnel au mépris
de toutes données historiques auxquelles, sans doute, il ne s’est pas
intéressé.
[10] Rémond (René) cité par Pierre Nora en exergue du manifeste Liberté pour
l’Histoire.
[11] L’imprescriptibilité c’est justement ce qui n’est pas limité dans le
temps et est valable pour tous les crimes auxquels la définition de génocide
s’applique.
[12] Nora (Pierre ) op. cit., p. 13.
[13] Garapon (Antoine) op. cit., p. 161.
[14] Racine (jean baptiste), Le génocide des Arméniens. Origine et
permanence du crime contre l’humanité, ed Dalloz, 2006, p 67.
[15]Rémond (René), op. cit.
[16] Silences que Marc Ferro, pourtant signataire du manifeste, dénonce dans
son livre : L’histoire sous surveillance, Folio/histoire, 1992.
[17][17]Secher (Reynald), La désinformation autour des guerres de Vendée et du
génocide vendéen. Atelier fol’Fer, 2009.
[18] Garapon (Antoine), op. cit., p. 21.
[19] Racine (Jean-Baptiste), op. cit., Précisons que bien que définitivement
crée lors des procès de Nuremberg, cette notion de crime contre l’humanité,
apparaît dès 1915 dans la Déclaration alliée sous la mention de « crime
contre l'humanité et la civilisation ». Elle est ensuite reprise en 1919,
lors de la Conférence de la paix qui évoque « les crimes contre les lois de
l'humanité ».
[20]Garibian (Sevane), Du négationnisme considéré comme une atteinte à
l’ordre public, Le Monde 12 mai 2006.
[21] Voir à ce sujet sur internet la vidéo du séminaire de la Règle du jeu
du 1er avril 2012 « Quelle place pour les droits de l’homme dans la
diplomatie française ? » avec François Zimeray ambassadeur des droits de
l’homme pour la France depuis 2009.

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