LA RECHERCHE FRANÇAISE COMBLE SON RETARD SUR LES GÉNOCIDES
Dossier de base
Dans un rapport remis aux
ministres de la recherche et de l’éducation nationale, ainsi
qu’au président de la République, des universitaires
recommandent de « renforcer les savoirs et les projets
scientifiques » sur les génocides et les crimes de masse.
LE MONDE IDEES | 02.04.2018 à 12h57 | Par Antoine Flandrin
Il est des chercheurs en sciences humaines qui considèrent que
la lutte vaut d’être menée collectivement pour défendre leur
discipline. C’est ainsi que soixante-quatre spécialistes
français et étrangers (sociologues, philosophes, historiens,
politistes, anthropologues et juristes) ont rejoint, en 2016, la
Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des
génocides et des crimes de masse. Leur objectif : valoriser les
recherches comparatives développées en France depuis une
vingtaine d’années. Présidée par l’historien Vincent Duclert,
auteur de La France face au génocide des Arméniens (Fayard,
2015), cette équipe a rendu, le 15 février, un rapport aux
ministres de la recherche et de l’éducation nationale, ainsi
qu’au président de la République.
Refus d’une parole publique -
Le rapport, que Le Monde a pu consulter, recommande de
«renforcer les savoirs et les projets scientifiques». De fait,
pendant longtemps, la France s’est tenue à l’écart des genocide
studies, ce courant de recherches interdisciplinaires né aux
Etats-Unis et en Israël dans les années 1970-1980. « Les
chercheurs français ne se reconnaissaient pas complètement dans
ce mouvement au sein duquel il y avait une forte propension à
considérer que, dès lors qu’on étudiait les génocides, on
pouvait les prévenir », analyse Vincent Duclert. L’idée,
voire parfois l’idéologie, d’une “singularité radicale” ou d’une
“unicité” de la Shoah a longtemps freiné les recherches
comparées, soupçonnées a priori de vouloir “banaliser”
l’événement », explique, dans le rapport, l’historien Henry
Rousso, vice-président de la mission.
Si la France a pris du retard dans le domaine de l’étude des
génocides, c’est aussi parce que l’État a longtemps occulté son
rôle dans les différents génocides, notamment la Shoah. « En
dépit des travaux de l’Institut d’histoire du temps présent, les
possibilités d’étendre les recherches étaient restreintes par le
refus d’une parole publique sur le rapport de la France à
l’histoire de la persécution et de l’extermination, observe
Vincent Duclert. Ce n’est qu’à partir du discours du Vél’d’Hiv
de Jacques Chirac, en 1995, que l’État a commencé à soutenir
sans réserve la recherche sur les génocides. »
Pour autant, la faiblesse du soutien de l’État n’a pas empêché
que les études comparées commencent à se développer. En 1995,
Yves Ternon publie une œuvre pionnière, L’État criminel. Les
Génocides au XXe siècle (Seuil). Dans les années 2000, on note
les travaux comparatifs et pluridisciplinaires de Jacques
Sémelin ou de Bernard Bruneteau.
Avancées et manques -
Pour l’historien polonais Jan Tomasz Gross, spécialiste de la
Shoah et membre de la Mission, la recherche française a comblé
son retard. « Aujourd’hui, les chercheurs français couvrent
l’ensemble des champs de recherche sur les génocides,
affirme-t-il. Que ce soit sur la Shoah, le génocide des Tutsi ou
les crimes staliniens, des travaux d’une rare profondeur ont été
produits. » Des avancées que la Mission salue, tout en
constatant des manques : peu de chercheurs en France travaillent
sur les crimes khmers rouges ou le génocide des Herero et des
Nama.
Malgré la visibilité nouvelle, le champ de la recherche reste
moins structuré qu’ailleurs. « C’est un champ dispersé avec des
noyaux durs en expansion dans des domaines précis tels que la
prévention des génocides et les après-génocides », observe Alain
Chouraqui, directeur de recherche émérite au CNRS et président
de la Fondation du camp des Milles. A cet égard, la Mission
propose de renforcer les liens entre groupes de chercheurs en
mettant à leur disposition un Centre international de ressources
pour les génocides, les crimes de masse, les violences extrêmes
et les esclavages.
Commandé par l’exécutif précédent à l’occasion du colloque
international sur le génocide des Arméniens en 2015, ce rapport
arrive sur le bureau d’un président qui porte une attention
particulière aux situations humanitaires d’extrême urgence.
Ainsi, Emmanuel Macron a évoqué un « génocide en cours » contre
les Rohingya en Birmanie, le 20 septembre 2017, puis qualifié de
« crime contre l’humanité » la traite des esclaves en Libye, le
22 novembre 2017. Pour l’instant, le cabinet du président de la
république n’a pas réagi aux recommandations de la Mission.
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